Natacha

Février 2017, milonga de EL Besos, Buenos Aires.

La milonga (bal argentin) bat son plein. Les couples de danseurs se forment en un croisement de regard furtif. les partenaires se rejoignent sur la piste pour partager l’étreinte d’une tanda (série de quatre tangos dansée par le même couple). Je suis assise à ma table, au milieu d’autres femmes, les hommes se trouvant en face de nous. Lorsque je ne danse pas, j’observe les danseurs.

Un tanguero (danseur de tango argentin) d’un âge certain, très souriant, avec un regard très doux, me fait une mirada (invitation au regard). Nos regards s’étaient déjà croisés et j’avais vu qu’il m’avait observée en train de danser. Il est très âgé, mais après tout, je suis venue ici pour ça ! Je veux savoir ce que ça fait de danser avec les « vrais », les derniers « tous premiers ».

Je lui fait donc un cabeceo en retour (j’indique de la tête que j’accepte son invitation). Je l’avais également déjà remarqué. Il semble guider ses tangueras (danseuses de tango argentin) de manière douce, et elles apprécient visiblement ce moment partagé avec lui. Son corps est enraidit par les années, mais il dégage beaucoup de délicatesse et d’élégance. Son tango est simple mais très musical et varié.

Il vient donc me chercher pour rejoindre la piste de danse. Nous partageons une tanda géniale, savoureuse à souhait, façon « milonguero« . Les milongueros sont traditionnellement les danseurs de Buenos Aires. La particularité de cette manière de danser, est que les corps ne se décollent pas pendant toute la durée de la danse. L’Abrazo prend alors toutes ses dimensions et toute son importance…

J’aime traduire Abrazo par embrasser, mais dans le sens de prendre dans ses bras. C’est un élément essentiel qui permet, au tango argentin, d’être une danse d’improvisation partagée. C’est même pour moi, l’élément saillant qui place les partenaires dans cette relation si particulière. Ainsi connecté, le couple peut alors communiquer par le corps et alors donner naissance à la co-construction des mouvements dansés. (En savoir plus)

Il me ramène galamment à ma table. J’ai le cœur remplit, j’ai fait MA tanda de rêve, peut importe la suite ! La milonga se poursuit… Je danse encore. Comme il y a beaucoup de monde, et notamment des femmes, je sais que chaque homme ne va m’inviter qu’une seule fois. Dommage, j’aurai bien redansé avec ce monsieur. Mais c’est un des meilleurs danseurs, et il est très sollicité.

C’est alors qu’il se passe cette chose incroyable. Il me réinvite et il va me fait vivre une expérience qui va changer ma vie….

Nos corps s’étant déjà un peu familiarisés l’un à l’autre, le contact et la connexion sont là, d’emblée, dès les premiers pas de danse. Le premier morceau est un concentré de pur régal. Encore meilleur que la première tanda. Ça promet pour la suite !!!

Pendant le petit moment avant le deuxième morceaux, il prend le temps de me dire « merci ». Souvent on se dit merci entre danseurs à la fin de la danse, mais là, c’est différent. Ce n’est pas un merci pour nous ou pour la danse; c’est un merci pour lui, pour ce qu’il vient de vivre (mais cela, je le comprendrais plus tard). Je vois de la gratitude dans ses yeux (mais cela, je le conscientiserai après). La musique reprend et nos corps aussi. Pendant les neufs minutes qui nous restent à danser, j’ai une sensation juste inimaginable…

Je sens que son corps se délie. Il me guide des mouvements nouveaux, de plus en plus technique. Progressivement mes jambes prennent de l’amplitude, à mesure que ses articulations s’assouplissent. Pour chaque seconde qui passe, j’ai l’impression que son corps rajeunit d’une année. A chaque mesure que l’on entend, son corps retourne dans le passé.

Encore une pause entre les morceaux. Il me fixe du regard, ses yeux pleins de larmes. Je ressens son bonheur. Il nous reste encore deux morceaux !

Je ne danse plus avec un septuagénaire : la dernière minute partagée ensemble, je danse avec un quadragénaire ! Son corps est incroyablement souple. il me guide des mouvements très complexe et mes jambes volent dans tous les sens (ganchos, voleos..). Comme si son corps se réveillait, se souvenait qu’il n’avait pas oublié. L’Étreinte est a son paroxysme. Il me transporte au siècle dernier, et me fait voyager dans son monde : il me transmet tout ce qu’il a vécu.

La musique s’arrête, notre étreinte continue. Comment arriver à se séparer après ce moment partagé avec cette intensité. Progressivement, nos corps retrouvent leurs places respectives, mais il ne me lâche pas complètement. Il garde mes mains dans les siennes. Il ne veut pas que je parte. Je sens qu’il veut me dire quelque chose. Il sait que je ne parle pas espagnol, donc je comprends qu’il cherche les mots pour que je comprenne….

Les yeux remplis de larmes de joie, il me dit « …I….. feel good….., I feel good….. ». Je suis submergée par toutes ces émotions de bonheur. Par notre danse, il a retrouvé son corps et son tango d’antan. Par notre fusion, il s’est replongé physiquement dans son passé. Ce n’était plus des souvenirs, images cérébrales reconstituées dont les coins sont jaunies, et les sensations écornés : c’était de la réalité incarnée !!

Je ne vous dirai jamais assez merci Monsieur. Grâce à lui, je viens de trouver MON tango. Il vient de me faire le cadeau inestimable de ma direction, de ma voix.

Le tango fait du bien aux corps et aux cœurs et j’en ai désormais le mode d’emploi dans mon corps. Je ne sais pas comment, mais je le sais.

A propos

Depuis toute petite, j’ai été immergée dans la culture de la danse et de la musique. Dès l’âge de 4 ans, J’ai chaussé des chaussons roses et appuyé sur des touches noires et blanches (jaunies pour être très précise). C’était parti pour une formation solide de bases riches, pour un apprentissage de 15 ans de danse classique et le piano classique.

Enseignement

Mon enseignement est basé sur l’organicité des corps et la sollicitation des muscles profonds. La musicalité, la connexion et le confort des mouvements sont privilégiés dans l’apprentissage, au regard de l’imitation. Mon focus se fait autour de ce qui est invisible (posture) plutôt que de se limiter à l’apprentissage mental par cœur de figures.

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